La première fois que j’ai entendu le mot procrastination, je me suis demandée ce que ce mot barbare pouvait bien signifier. Était-ce une nouvelle maladie ? Une secte ? La réponse, qui tient en moins d’une ligne, en image :
On se rend vite compte à quel point ce mot nous est familier ! À défaut d’un article prometteur aux vertus curatives concernant la procrastination, je vous propose d’aborder le sujet avec un peu de lecture…Ça ne peut pas faire de mal !
Cet extrait est tiré du roman de Marcel Proust « À l’ombre des jeunes filles en fleur », deuxième volume de « À la recherche du temps perdu ».
« Si j’avais été moins décidé à me mettre définitivement au travail j’aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma résolution était formelle, et qu’avant vingt-quatre heures, dans les cadres vides de la journée du lendemain où tout se plaçait si bien parce que je n’y étais pas encore, mes bonnes dispositions se réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas choisir un soir où j’étais mal disposé pour un début auquel les jours suivant, hélas ! ne devaient pas se montrer plus propices. Mais j’étais raisonnable. De la part de qui avait attendu des années il eût été puéril de ne pas supporter un retard de trois jours. Certain que le surlendemain j’aurais déjà écrit quelques pages, je ne disais plus un seul mot à mes parents de ma décision ; j’aimais mieux patienter quelques heures, et apporter à ma grand-mère consolée et convaincue, de l’ouvrage en train ».
Ce n’est pas de la procrastination ça ?! Mais encore :
« Malheureusement le lendemain n’était pas cette journée extérieure et vaste que j’avais attendue dans la fièvre. Quand il était fini, ma paresse et ma lutte pénible contre certains obstacles internes avaient simplement duré vingt-quatre de plus. Et au bout de quelques jours, mes plans n’ayant pas été réalisés, je n’avais plus le même espoir qu’ils le seraient immédiatement, partant, plus autant de courage pour subordonner tout à cette réalisation : je recommençais à veiller, n’ayant plus pour m’obliger à me coucher de bonne heure un soir, la vision certaine de voir l’œuvre commencée le lendemain matin. Il me fallait avant de reprendre mon élan quelques jours de détente, et la seule fois où ma grand-mère osa d’un ton doux et désenchanté formuler ce reproche : « Hé bien, ce travail, on n’en parle même plus ? », je lui en voulus, persuadé que n’ayant pas su voir que mon parti était irrévocablement pris, elle venait d’en ajourner encore et pour longtemps peut-être, l’exécution, par l’énervement que son déni de justice me causait et sous l’empire duquel je ne voudrais pas commencer mon œuvre. Elle sentit que son scepticisme venait de heurter à l’aveugle une volonté ».
Voilà donc comment Proust décrit, d’une manière magistrale, la procrastination sans utiliser une seule fois le terme général.
Grâce à Marcel, et un peu à moi aussi quand même, vous voilà à présent décomplexés. De plus, vous pouvez d’ores et déjà affirmer que vous avez lu Proust et, lors de votre prochain repas de famille vous vous offrirez le plaisir de claquer le beignet à votre belle-sœur agrégée de lettres ! Ou alors pourquoi pas, vous ruez chez votre libraire préféré (avant que celui-ci ne disparaisse) pour commencer votre lecture par le premier volume intitulé « Du côté de chez Swan » !